...à la faveur de ces multiples dérives plus ou moins sensibles qui ont affecté l'existence de Lara au cours de ces dernières années et surtout, de plus en plus souvent, lors des mois écoulés, une constante : l'apparente insensibilité de Monsieur Duchat à ces divers phénomènes. Comme s'il était en quelque sorte immunisé ou à tout le moins affichait un dédain suprême de toutes ces contingences très bassement matérielles qui bouleversent de plus en plus régulièrement son quotidien : quoiqu'il advînt, Duchat reste toujours fidèle au poste, à peine inquiet de ses absences qui lui avaient paru parfois se prolonger indûment, mais qui, semblait-il, à ses yeux et dans son esprit de chat n'avaient selon toute apparence jamais dépassé le délai imparti, et calé comme une horloge atomique au-delà duquel le petit goinfre réclamait avec insistance ses croquettes...
À voir leur comportement, elle a toujours eu l'intime conviction que les chats vivaient sur un autre plan de réalité que le nôtre ou qu'à tout le moins ils géraient -- même pas : le
terme était trop vulgairement matérialiste -- qu'ils traversaient le temps d'une manière différente de nous autres pauvres humains, soumis aux tristes contingences de la bête linéarité : qu'ils le traversaient... en diagonale, de biais, à rebours, à contre-pied et pour tout dire en s'en contrefichant avec un bonheur ineffable qui avait toujours suscité sa jalousie de jeune femme speedée.
Un jour, il advint qu'elle décida d'évoquer la question, sur un mode plaisant, autour d'une téquila avec G-J (ça se passait chez elle et, comme s'il avait senti son poids dans la conversation, Duchat, ce qui était bien peu dans ses habitudes, avait sauté s'installer pesamment sur les genoux de son ami. Peut-être avait-il pressenti aussi que l'instant était d'importance et allait les engager, tous les deux, non : tous les trois).
Quelle ne fut pas sa surprise en tout cas, alors qu'elle escomptait entendre G-J broder avec maestria sur les contes, mystères et légendes qui ont de tout temps accompagné ces petits félins, de voir ses traits s'assombrir et son ami commencer son exposé par cette phrase pour le moins inattendue : « Lara, j'ai une révélation à te faire... »
Certes, il parla de la divinisation des chats égyptiens, et a contrario, de leur cruelle diabolisation dans certaines régions d'Europe à la fin du Moyen Age et jusqu'au XVIIe siècle où l'on brûla, noya, écorcha, écartela, étouffa, infiniment plus de chats que de sorcières, certes, il évoqua le mystère du chat compagnon des écrivains et des poètes, mais aussi des physiciens ou des astronomes... du chat du Cheshire de Lewis Carroll au chat quantique du paradoxe d'Erwin Schrödinger, mais tout cela n'était, à proprement parler que pipi de chat quand il expliqua, sans rire, que les toutes dernières découvertes en neurosciences confirmaient ces intuitions : la structure neuronale du cerveau du chat en faisait non seulement un animal aux capacités mentales étonnantes et sans doute placé bien plus haut dans l'échelle de l'évolution qu'on ne le situait jusqu'à lors, à égalité voire au-dessus de la majorité des primates, mais surtout, le chat se différenciait de toutes les autres créatures présentes sur cette Terre et réputées pour leur intelligence, hommes et bonobos, rats et dauphins, éléphants et chimpanzés, voire poulpes et psittacidés, par l'organisation fractale de son cerveau qui lui permettait à la fois de percevoir simultanément plusieurs plans de réalité (« d'où ces histoires de réincarnation ou ces légendes de chat à neuf vies » avait cru bon de finement remarquer Lara), mais surtout de manifester une exceptionnelle, surprenante, et jusqu'ici parfaitement incontournable résistance à tout bouleversement spatiotemporel... À ce niveau d'intensité, on pouvait presque les assimiler à des trous noirs primordiaux, des sortes de balises cosmiques intangibles auxquelles on pouvait à tout moment se référer, tel le pêcheur perdu dans la tempête aux amers indiqués sur ses cartes marines.
« Sais-tu qu'au tout début, poursuivit G-J, pour incarner leur intelligence, les grands maîtres d'Ordo...
- Tes fameux "Egoplexes" ?
- Oui, les Egoplexes ont jeté leur dévolu sur les orques, les rats... et surtout les chats.
- Ah, enfin, on en revient aux chats ! Pas trop tôt. » Duchat est bien d'accord, qui soudain s'étire langoureusement et se met à contempler G-J de son insondable regard où nagent givres d'émeraude et cristaux d'aigue-marine. Puis il referme les yeux et ronronne doucement, satisfait, quand G-J ami flatte délicatement son ventre aux longs poils bouclés blancs innocemment offert.
« Oui, les chats... Comme je te le disais, les entités se sont aperçues qu'à cause de l'organisation même de leur cerveau, non seulement ils étaient rétifs à tout déplacement temporel, comme une aura protectrice. Résultat : ayant constaté ces effets imprévus qui bouleversaient leurs plans initiaux, les Egoplexes, afin de pouvoir librement procéder à leurs manips, ont désespérément cherché pendant des siècles à se débarrasser de l'influence de Felis cattus sur son commensal humain, soit en le divinisant, pour l'éloigner du commun des mortels, soit au contraire en le diabolisant, faisant tout pour susciter la peur, la méfiance ou la haine de ces malheureux greffiers... rien n'y fit ! Comme s'ils sentaient que leurs destins étaient indissolublement liés par quelque mystérieux mariage alchimique, homme et chat, par-delà les avatars et les avanies, ont poursuivi leur route commune, au grand dam de nos Egoplexes... »
Apparemment ravi de ce bon tour joué par les siens aux mystérieuses entités transcosmiques, Duchat s'étire dans son demi-sommeil et ronronne, satisfait... Il s'étire tant, d'ailleurs, qu'il manque glisser de sur les genoux de G-J qui le rattrape in extremis, pour constater, avec un petit rire : « Encore une preuve, s'il en fallait, de la confiance et de la complicité entre nos deux espèces.
- Il est patent qu'on a constaté depuis belle lurette l'effet apaisant du chat sur les individus nerveux, stressés, angoissés ou tout simplement solitaires.
- Oui, et ces résultats dûment attestés s'accompagnent, dans le cas qui nous concerne, d'une sorte d'effet "paratonnerre", l'animal tenant lieu d'ancrage aux êtres ou aux objets situés dans son voisinage immédiat, en les protégeant des dérives du temps.. d'où l'ire des Egoplexes.
- Ce qui explique du reste pourquoi, quelle qu'ait pu être le tour pris par mes propres dérives, je retrouvais toujours immanquablement Monsieur Duchat, comme si de rien n'était.
- Et surtout, pourquoi tu n'as toujours été que modérément affectée par ces phénomènes de glissement vers une autre strate temporelle.
- Sauf, lorsqu'à l'occasion d'un voyage, je devais me séparer quelques jours de mon cher matou.
- Comme par exemple lors du concert de 2013, quand tu l'as laissé en garde avant de descendre m'accompagner en Xaintrie.
- Et que je me suis retrouvée brièvement, et pour la seule et unique fois de ma vie, projetée en plein XVe siècle. »
Ce souvenir qui pourtant s'estompe avec les années réveille encore en elle des sensations qui lui donnent la chair de poule. C'est qu'elle n'est pas G-J/Josuah, renégat et bourlingueur du temps, habitué à ses courants et ses tempêtes, et qui semble y naviguer avec l'aisance d'un marin tanné par les éléments. Elle n'est pas non plus Monsieur Duchat sur la grise fourrure duquel le temps n'a donc apparemment nulle prise. Et Lara se dit, rêveuse, que lorsqu'on caresse la lisse toison d'un chat, ces crépitements accompagnés d'éclairs bleutés qu'on entrevoit à la brune, ne sont pas, comme on le lui a enseigné dès l'école, de vulgaires manifestations d'électricité statique, mais la marque d'un phénomène d'une ampleur autrement plus cosmique : la preuve matérielle de l'héroïque et si obstinée résistance du petit félin aux trafics et marchandages du temps que tentent d'opérer ces entités mystérieuses que sont les Egoplexes, les maîtres secrets d'Ordo.
Sur les pouvoirs transchroniques des chats, on peut se reporter à l'intéressante note présentée à l'Académie des sciences par le Dr Josuah de Ferrol, le 5 juin 1887, et dont on pourra lire un extrait de la conclusion.