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Fiche bibliographique



Richard A. Clarke
POINT D'INFLEXION / POINT DE NON-RETOUR

(Breakpoint)


G.P.PUTNAM'S SONS, N-Y | janvier 2007 | 320 pages

ÉDITIONS ALBIN MICHEL
xxx pages | xxx 2007 | xx €
[VO : 305 pages | ISBN 0399-15294-6 | janvier 2006 | G.P. Putnam's Sons]


Breakpoint Après la géopolitique et la guerre du pétrole, abordés dans l'ouvrage précédent (La Porte du Scorpion, Richard Clarke se penche sur le talon d'Achille de nos sociétés hyper-technologiques : le village global, le réseau mondial qui intègre économies, gouvernements, communications, information, enseignement, recherche, mais aussi armées et sécurité...
Voici un roman rapide, enlevé, mené à cent à l’heure, avec en plus une touche d'humour, c'est en fait un thriller de S-F sur un thème que la Clancy Org a laborieusement dilué en 20 volumes de Net Force : celui du cyberterrorisme.
On y voit en effet des groupes insaisissables (même si d’emblée, tout pointe vers des commandos russo-ukrainiens téléguidés par la Chine) détruire systématiquement les nœuds de communication du web américain.
C'est que le maillon est faible : les têtes de pont des routeurs et câbles transatlantiques sont situés dans de petites cabines techniques non protégées... personne n'a apparemment songé que ce pouvaient être des objectifs stratégiques.
Puis c’est au tour des liaisons satellitaires des Etats-Unis, ce qui non seulement rend sourds et aveugles le web, la bourse, les médias et les échanges commerciaux mais aussi les communications stratégiques et militaires du pays. Incidemment, on découvre en effet à quel point l’interaction des domaines civils et militaires handicape ce dernier : les forces armées américaines dépendent en effet fortement des réseaux de communication civils ! Quelques camions piégés et quelques pains de plastic, plus l'intervention de quelques hackers suffisent à paralyser le pays…
La situation s’aggrave quand les terroristes s’en prennent à certains groupes de scientifiques, en particulier ceux qui se sont spécialisés dans la recherche biologique de pointe, les nanotechnologies, les biotechnologies et la génomique… ce qui va donner un tout autre sens à ces attaques et laisse présumer un autre motif qu’une simple question de géopolitique et de rivalité sino-américaine…
Soupçons confirmés quand surviennent des attaques ciblées contre des universités, des laboratoires de recherche de pointe, et pour finir, le déclenchement, à distance, d’un gigantesque black-out électrique qui va toucher tout le pays à l’ouest du Mississippi…

Car, on va le découvrir progressivement : l'objet réel de l'attaque terroriste, s’il est en apparence d’entraîner les E-U dans une confrontation avec la Chine, au prétexte de la « déclaration d’indépendance de Taïwan », est en réalité d'arrêter (ou du moins ralentir notablement) la mise en œuvre d'un projet de super-réseau d'ordinateurs interconnectés entre E-U, France, Russie et Japon, accompagné (surtout) de l’implantation d'un logiciel « intelligent » capable de s'autoreproduire et s'autoréparer, qui pourrait à terme très bref remplacer et supplanter tous les autres logiciels et systèmes d'exploitation écrits par l'homme (et donc faillibles et truffés d'erreurs), provoquant un brutal bouleversement de la civilisation, un changement de paradigme baptisé la "Singularité", véritable saut quantique dans l'intelligence globale…
La phase suivante étant la création d’une interface homme-machine telle que la décrivent les groupements « Transhumains » et que laissent déjà présager les expérimentations sur les exo-squelettes, les membres et l’intelligence artificielle, les nanobots, les modifications génomiques, les drogues d’amélioration des performances…
On voit là que Clarke flirte avec les théories les plus avancées de l'intelligence artificielle ou du cyberespace et pose des questions d’actualité brûlante : à partir de quel moment la recherche médicale pour guérir ou prévenir franchit-elle le cap de l’amélioration et de l’eugénisme… À quel moment l’homme devient-il non seulement esclave de la machine mais machine lui-même ?
Tout cela est symbolisé par ce complot terroriste en fait venu de l’intérieur, reflet du débat qui déchire la société américaine contemporaine. L’opposition entre scientifiques positivistes et éclairés (représentés entre autres par les « Transhumains ») et Luddites adeptes d’un moratoire, voire d’un statu quo ou d’un retour aux valeurs éthiques et religieuses traditionnelles se traduit sur le terrain par une lutte meurtrière et sans merci.

On retrouve avec plaisir certains des héros du Scorpion" (dont Susan Connor ou Sol Rubenstein et leurs amis des nouvelles agences de contre-espionnage « intelligent »).
L'action se passe deux ans après, en 2012 — et si l’on a encore droit à quelques « tunnels didactiques » (défaut du premier roman, et du reste de tous les premiers romans dans ce genre littéraire), ceux-ci sont heureusement bien plus brefs et mieux intégrés. Ne serait-ce que parce qu’ils s’accompagnent de multiples clins d'œil à la vie politique et économique réelles, mais surtout de quantité d’allusions qui raviront les fans de romans et films de SF et de séries télévisées (décidément, Clarke est un joyeux luron, aussi intelligent que cultivé... pour un Américain, ça change) : en vrac, Asimov (le nom donné à des chiens robots, version hi-tech des Aïbos de Sony) et bien sûr des films et séries comme Star Trek Next Generation, Deep Space Nine, (Les « Borgs »), Matrix, Gattaca, StarShip Troopers, The Man with the X-Ray Eyes…
Et, pour redevenir sérieux, il n’hésite pas non plus à mobiliser Teilhard de Chardin et son « Point Omega ».
Malgré les dénégations d'usage en tête d'ouvrage (« toute ressemblance, etc. »), on ne peut bien sûr s'empêcher de faire le parallèle entre Sytho et Cisco, SoftTrust et Microsoft (pour les entreprises), quant aux personnalités politiques influentes (une ministre des Affaires étrangères de sexe féminin (qui ne se prénomme toutefois pas Condoleeza), l'extrême droite religieuse ou les fondamentalistes de tout poil qui pourrissent la vie politique états-unienne, ils sont désignés d'une manière tout aussi transparente (et virulente) et en prennent sérieusement pour leur grade. Il faut dire que Clarke parle d’or : il a donné ! (voir à ce sujet son récit autobiographique Contre tous les ennemis.
En prime, on a même droit à un plaidoyer pour la liberté des scientifiques à faire leurs recherches sans se faire mettre des bâtons dans les roues par des obscurantistes ignares (siégeant en général au Capitole) et pour le retour en force de l'Etat comme leader de grands projets industriels et scientifiques — le secteur privé n'étant manifestement capable que de s’engraisser, une fois les infrastructures posées par la puissance publique... Bref (mais on le savait déjà), Clarke est un Clancy de gauche, pour ne pas dire « radical », au sens américain du terme.
Du reste, il s’en explique en partie dans la postface, expliquant (mais on l’avait deviné) que la quasi-totalité des informations et prévisions scientifiques qu’il donne sont déjà entrées de la réalité et presque plus de la prospective.
A ce titre, ce roman s’inscrit dans la lignée des grands textes « cyberpunks » visionnaires de Gibson, Sterling ou Stephenson, avec toutefois un avantage insigne : la concision ! En effet, cet excellent bouquin, (on le regretterait presque) ne pèse que 565 000 signes en calibrage VFnbsp;&! C’est à la limite dommage, car parfois, on a l’impression de lire un synopsis à peine détaillé. Il y avait là de quoi donner matière à un grand roman d’action fertile en rebondissements et descriptions catastrophiques (on pense particulièrement au chapitre du grand black-californien torché en quelques paragraphes…) Mais ne boudons pas notre plaisir : il est si rare désormais de ne plus avoir à lire de pavés…
Au point que dans le dossier de presse et le prière d'insérer, Putnam's, son éditeur américain n'hésite plus à classer Clarke comme le nouveau Tom Clancy d'après la guerre froide... un Tom Clancy carrément de gauche !


Les exégètes tatillons, bibliothécaires scrupuleux, fans gravement atteints et autres maniaques du C-V exhaustif trouveront ici une liste bibliographique (à peu près) complète.

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