1/10/2001 : Avec "Le Clancy" biennal, le lecteur "traditionnel" retrouvera sans doute avec plaisir duo Ryan et Clark pour, encore une fois, sauver le monde. Gageons que le fan de base, s'il a un minimum de sens critique, devrait se montrer pour le moins,... désarçonné par certains aspects du bouquin.
Enfin réélu président des États-Unis, Jack Ryan n'a pas la tâche plus facile, loin de là : À son corps défendant, il découvre que la politique est un métier, où le réalisme et l'efficacité priment sur les considérations morales. Ce qui n'est pas toujours à son goût.
Qui plus est, alors qu'il se croit attaqué de tous côtés (la parano le guette), tant par les médias que par les lobbies ou les politiciens, voilà qu'une autre menace, bien réelle celle-ci, conduit le monde au bord du gouffre : un commando terroriste entreprend de déstabiliser le gouvernement russe, alors qu'en Chine, le pouvoir corrompu, incapable de résoudre ses contradictions internes, croit s'en sortir en se jetant dans un pari fou : conquérir la Sibérie et s'emparer des mines d'or et des gisements de pétrole qu'on vient d'y découvrir.
Une course contre la montre s'engage alors sur tous les fronts. Et Ryan va devoir mobiliser toutes ses ressources et faire appel à ses fidèles, en tout premier lieu John Clark, l'ancien commando de la Navy, mais aussi Robby Jackson, l'amiral Mancuso, Sergueï Golovko et bien d'autres, soldats, espions, experts ou simples hommes de bonne volonté, pour éviter que ne se déclenche un conflit débouchant sur l'holocauste nucléaire.
Le programme pourrait être alléchant mais emporté par son élan, Clancy dérape quelque peu en en rajoutant des tonnes - entre autres l'assassinat en direct du nonce apostolique par des policiers trop zélés alors qu'il intervenait dans une clinique pour empêcher un avortement... plus quelques
autres épisodes "soap-opera" de la même farine.
Toujours est-il qu'au-delà de certaines prémisses pour le moins abracadabrantes, ce qui est bien vu (et rétrospectivement, prémonitoire, un an après la parution de la VO), c'est cette description de l'aveuglante suffisance des "élites" dirigeantes américaines, couplée à leur inculture crasse. A mesure que la saga Ryan se prolonge, l'auteur à succès en vient à se liver à une réflexion désabusée sur les intrigues du pouvoir et les noirceurs de l'âme humaine. Le ton a délibérément changé. Les héros ne sont plus ce qu'ils étaient et cela du moins, Clancy l'a fort bien vu. Le problème (et le malentendu ?) qui risque de jaillir est que la majorité de ses lecteurs et l'essentiel de la critique continuent à (ne) voir en lui (que) le pape du techno-thriller géopolitique, hyperréaliste et documenté quand il s'agit pour lui de prendre un recul désabusé en repeignant en gris ses héros (miroirs à peine caricaturaux de leurs modèles) et en prenant *quelques* libertés avec le réalisme, quitte à récrire l'histoire, mais après tout, il s'agit de politique-fiction.
En fait, après la "parenthèse" Rainbow Six (qui vient d'être réédité en Livre de Poche), L'Ours et le Dragon constitue le dernier volet d'un triptyque, ouvert avec
Dette d'Honneur et prolongé par
Sur Ordre -
Executive Orders en VO -, (ce dernier traduit par Bernard Blanc), qui enchaînait sur le premier au moment même du désormais fameux attentat kamikaze au 747 contre le Capitole, conclusion pyrotechnique de
Dette d'Honneur (là aussi prémonitoire, même si personne à l'époque n'y a cru). Les trois romans forment en quelque sorte une nouvelle "saga du Parrain", montrant l'ascension (à reculons) de Jack Ryan vers la magistrature suprême mais aussi et surtout son désenchantement grandissant, à la faveur d'une succession de crises économiques et géopolitiques, ponctuées d'attentats terroristes et de conflits régionaux menaçant de dégénérer en conflagrations mondiales... Que Ryan finisse par noyer ses problèmes dans l'alcool et les cigarettes (pas encore les femmes, peut-être au tome suivant ?) ne fait somme toute que le rapprocher du héros hollywoodien classique - tels que les jouèrent Bogart, Gregory Peck, Kirk Douglas ou John Wayne.
Mais plus que cette histoire de conflit géopolitique américano-sino-russe qui n'est visiblement qu'un prétexte, ce qui fait question ici (et qui soulèvera sans doute un débat chez les critiques et surtout les fans), c'est le statut du héros : Tom Clancy étant en effet enfin parvenu à régler les sombres problèmes de droit qui l'empêchaient d'exploiter le nom et le personnage de Jack Ryan (d'où son absence remarquée du volume précédent : John Clark n'y citait qu'une seule fois son "ami Jack"), il semble dans ce volume prendre un malin plaisir à saborder son personnage en le décrivant indécis, veule, rancunier, revanchard, tombant dans l'extrême droite caricaturale (antiparlementarisme, ordre moral) bref antipathique au possible (dans une interview, il y a quelques années, il envisageait même de faire disparaître son héros. Mais l'éditeur avait bien sûr poussé les hauts cris). L'entreprise de démolition déjà bien entamée avec Sur Ordre se poursuit donc en sous-main...
Quelque part, plus que l'intrigue qui se traîne et à laquelle ne semblent plus croire ni l'auteur, ni les personnages (qui eux-mêmes composent une galerie de caricatures souvent aussi peu ragoûtante), c'est ce récit de la déconstruction d'un mythe qui finit par devenir passionnant, tant ces portraits d'anti-héros désenchantés, amoraux à force de moralisme zélé finissent par atteindre des sommets dans l'outrance... L'autre intérêt du bouquin est de nous faire pressentir (cette fois de manière hélas presque pas caricaturale) ce qu'il peut devenir de la géopolitique et des relations internationales lorsque règne à la Maison-Blanche une équipe de machos incultes et suffisants, aveuglés par leurs fantasmes et leurs a-prioris, convaincus de leur bon droit moral et de l'éternelle supériorité de l'Amérique.